Textes pdf – liens sites internet :
Tout y parlerait / À l’âme en secret
Textes du catalogue d’exposition « Tout y parlerait / À l’âme en secret »
Représentations
Rappresentazione anonima
Texte critique du catalogue de l’exposition Rappresentazione anonima – Musée National de Ravenne (Italie) 2017. Par Emanuela Fiori.
Figures mineures et majeures
Mosaïque Magazine n°10 Figures mineures et majeures, par Nicolas Guyonnet
Clément Mitéran – interview Actualitté
Textes :
Dialogue Torcellini/Mitéran
Le samedi 29 mars 2025 à 12 h 46, Daniele Torcellini a écrit :
Ciao Clément,
pour ouvrir notre dialogue autour de ta pratique artistique qui, depuis des années déjà, t’amène à explorer la relation entre mosaïque et photographie, peux-tu me raconter d’où naît ton intérêt pour le portrait ?
Le dimanche 30 mars 2025 à 12 h 21, Clément Mitéran a écrit :
Ciao Daniele,
Si je dois remonter un peu loin, dans l’enfance, c’est une question difficile. Mes souvenirs sont un peu nébuleux. Il y avait peut-être dans le portrait une forme de représentation qui m’apparaissait comme la plus complexe, et d’une certaine manière, magique.
J’ai aussi eu la chance d’avoir une histoire familiale notamment composée d’objets qui sont parvenus jusqu’à moi. Se trouvaient parmi eux des portraits d’aïeux : aquarelles du XVIIIème siècle, dessins et photographies du XIXème et XXème siècle. Je crois avoir appris, dans la fréquentation de ces images, à lire les portraits et à y voir plus qu’une simple représentation.
Par la suite, je peux aussi évoquer le premier portrait que j’ai réalisé en fin d’études, à l’école de Spilimbergo. J’avais justement choisi de travailler sur le portrait de mon arrière-arrière-grand-père. J’en ai fait un recadrage, et quelques années plus tard j’ai recommencé la mosaïque en gardant la même échelle, mais plein cadre. C’est un portrait photographique qui date probablement du début des années 1870, et dont le tirage qui subsiste est sans doute de l’atelier Nadar, ou de Nadar, dont il était ami. La photographie est usée par le temps, notamment au niveau de la manche, et mon attention est alors concentrée sur le fait de trouver des solutions pour traiter en mosaïque ces surfaces indécises. Cette recherche sur la dégradation de l’image photographique et de son traitement en mosaïque est un point de départ.
Par la suite, mon intérêt pour le portrait s’est renouvelé et enrichi plusieurs fois grâce à la rencontre d’impossibilités et d’impasses dans ma pratique, en rapport avec la réception du portrait à l’époque contemporaine.
Le mercredi 9 juillet 2025 à 16 h 10, Daniele Torcellini a écrit :
Je comprends combien a pu être stimulant le fait de te confronter à ces objets venus de l’histoire de ta famille, et la photographie de ton arrière-arrière-grand-père est très fascinante, tout comme le fait qu’il pourrait s’agir d’une photographie de l’atelier Nadar, avec qui ton trisaïeul entretenait des liens d’amitié. On pourrait dire que ta pratique artistique entretient un rapport avec la photographie pour des raisons épigénétiques.
Avant d’explorer plus en profondeur les relations et les tensions que tu sollicites entre des techniques aussi différentes que la photographie et la mosaïque, je me demande comment et pourquoi tu es arrivé à la mosaïque. Cherchais-tu un médium qui te permettrait donner plus de concrétude aux images ?
Le jeudi 10 juillet 2025 à 15 h 44, Clément Mitéran a écrit :
Ma confrontation première avec la mosaïque se fait dans l’enfance, lors de voyages en Italie, et notamment à Ravenne. Je me rappelle du fort effet qu’a provoqué sur moi la découverte du mausolée de Gallia Placidia. Ou d’une manière peut-être plus surprenante et dans ma très jeune enfance, d’une vitre de verre non parfaitement plate, dont l’armature dessinait des carrés imparfaits.
Je ne m’explique pas cette attraction pour cet agencement de matière.
C’est cependant par ce chemin que j’ai été amené à m’intéresser aux caractéristiques de la mosaïque, à son histoire, à ses applications, à sa valeur symbolique. Partant de là, ce qui aurait pu rester une attirance d’amateur ou une pratique décorative, ou de hobby, ou professionnelle a pris un autre tour et m’a amené à considérer la mosaïque comme un potentiel objet artistique, ayant ses caractéristiques propres, dont les articulations me semblaient riches et même infinies, à même d’interagir avec mes préoccupations.
Il me faudra ici faire un choix concernant l’exposé de ces caractéristiques, car les évoquer de manière exhaustive remplirait les pages d’un livre.
Tout d’abord, la durabilité de la mosaïque la situe dans une temporalité qui est résolument d’une nature différente de celles d’autres mediums, et notamment aujourd’hui, de ceux plus virtuels. Sa permanence l’amène à historiciser, qu’elle le veuille ou non, ce qu’elle représente et comme elle le représente. On pourrait par exemple évoquer les mosaïques en opus vermiculatum de Pompei, inspirées de peintures de la Grèce Antique, aujourd’hui disparues. Ces mosaïques ne sont pourtant pas ces peintures. Cette transposition de medium porte en elle une modification. Si mineure soit-elle, c’est un acte fondamental, car la manière dont le medium transmet un objet pose sans doute les bases d’un acte artistique.
Ensuite, la matérialité de la mosaïque qui était par le passé déjà perceptible, croît aujourd’hui proportionnellement à la diffusion des objets virtuels. Une œuvre produite en mosaïque doit trouver une place dans un espace concret. Il y a là quelque chose qui engage et qui est puissant car difficilement contournable. Cela ne va pas sans poser problèmes.
Enfin, les matériaux qui composent traditionnellement la mosaïque, portent en eux une lourde charge symbolique. À prendre les trois principaux : le marbre, l’or et le verre, on perçoit déjà ce qu’ils ont voulu produire comme effet par le passé, et comme il m’apparaît souhaitable de les détourner parfois de leur symbolique communément perçue.
Ces différents aspects propres à la mosaïque, parmi d’autres, m’apparaissaient donc comme entrant étroitement en relation avec mes recherches sur le portrait, les ont nourries et continuent à les nourrir par des voies nombreuses, variées et heureusement parfois inattendues.
Le mercredi 16 juillet à 08 h 00, Daniele Torcellini a écrit :
La matérialité concrète de matériaux comme la pierre, le verre et l’or ; les valeurs symboliques qu’ils peuvent incarner ; leur capacité à durer dans le temps ; leur nature antagoniste face à l’affinement et à la douceur homogène, dépourvue de discontinuités, des matériaux avec lesquels nous interagissons quotidiennement pour activer nos dispositifs numériques. Voilà, je crois, quelques-uns des éléments qui ont contribué, ces dernières années, à raviver l’intérêt pour la mosaïque en général.
La mosaïque peut être rapprochée de la contemporanéité non seulement – ou pas tant – parce que l’architecture constructive des images numériques, à travers le pixel, évoque la fragmentation de la texture d’une surface musive, avec ainsi l’idée de disposer de quelques éléments de base, combinables de manière variée (et non divisibles, pour citer un large pan de la pensée occidentale, allant de la philosophie naturaliste atomiste de Démocrite, aux débuts de la science moderne avec Newton, jusqu’à la physique du XXe siècle avec les modèles atomiques ou la recherche sur les particules subatomiques).
Mais bien plus, la mosaïque peut être rapproché de la contemporanéité avec un esprit contrapuntique. À la vitesse, à l’éphémère, à la fragmentation, à la modernité liquide des non-lieux chers à Bauman, la mosaïque oppose la matérialité, la durée, la recomposition et la qualification des lieux pour des expériences liées à la présence dans un moment précis. Pour le dire autrement, avec des termes bien connus dans le monde de la critique d’art, en particulier dans le contexte des réflexions théoriques sur les conséquences de l’introduction des techniques photographiques : le « ici et maintenant » dont parle Walter Benjamin.
Avant d’approfondir ces pistes philosophiques, qui me semblent utiles pour cadrer ton travail et les tensions entre photographie et mosaïque que j’évoquais à l’instant, et dans lesquelles nous allons maintenant nous plonger, peux-tu nous dire quelques mots sur les séries d’œuvres qui précèdent ces derniers travaux ?
Le jeudi 17 juillet 2025 à 15 h 43, Clément Mitéran a écrit :
J’ai cru en effet pouvoir diviser ces travaux précédents en trois principales séries, que je peux évoquer par leur ordre chronologique d’apparition, même si elles se sont superposées temporellement.
Mes premiers portraits étaient réalisés en mosaïque à partir de photographies. Leur réalisation m’a permis de trouver des solutions propres à la mosaïque dans cet exercice de transposition d’image photographie/mosaïque. Ces « Figures de la mythologie contemporaine », accompagnées de quelques commandes, s’inscrivaient dans une modalité ancienne du portrait en général, et du portrait en mosaïque en particulier. J’ai alors pu mesurer combien la perception de ce type de portrait avait évolué. Un portrait en mosaïque, avec sa forte matérialité – dont on perçoit même instinctivement la durabilité, né d’un travail d’introspection poussé effectué avec les sujets représentés (vivants ou morts!) est devenu à peu près inacceptable. Les auto-représentations extrêmement stéréotypées, vides de personnalité, virtuelles, destinées à être rendues mondialement publiques à travers les réseaux sociaux sont aujourd’hui intégrées. Le portrait tel que je le décrivais plus haut, travaillé, durable, destiné à une diffusion privée provoque des réactions épidermiques, qui portent curieusement sur des soupçons d’égocentrisme. C’est un fait nouveau, qui bouscule les bases millénaires qui définissaient le portrait, et qui s’impose d’une manière d’autant plus rapide et puissante qu’il passe largement inaperçu. Je je trouve cela extrêmement stimulant et fécond, j’en ai fait ma matière.
Les « Figurations anonymes » représentent des artistes s’exprimant partiellement ou totalement au travers du medium de la mosaïque. Il s’agit de tirages photographiques argentiques sur mosaïques de verre blanc ou d’or blanc. L’anonymat des sujets est complet, je ne cite pas leurs noms dans le titre des œuvres et leur représentation est évanescente. Seule la surface de la mosaïque peut évoquer le travail singulier de chacun de ces artistes et permettra, aux plus initiés, de les identifier. Leur identité photographique, déjà dégradée par le support irrégulier de la mosaïque, s’effacera d’ici quelques siècles, quelques millénaires avant que la mosaïque ne subisse à sont tour une lente dégradation.
Enfin, « Consecratio/Abolitio nominis » réutilise les photographies des œuvres de la précédente série et les mêle aux images ayant servi à les produire. Le résultat est imprimé numériquement sur de nouvelles surfaces de mosaïque de marbre ou de plaques de marbre et donne un résultat assez indémêlable, que tu as pu décrire dans le texte critique de l’exposition « Représentations » comme un processus d’autophagie. Après plusieurs demandes de commandes provenant de particuliers sur les portraits de la série « Figurations anonymes », commandes que j’ai toutes refusées, il m’a semblé que le sens de ce travail échappait largement à la compréhension commune. Il s’agissait donc pour moi d’insister, en colorisant les images, comme on coloriserait un vieux documentaire de guerre, pour rendre plus proche de nous cette histoire, leurs protagonistes, tout en attaquant ces images à l’aide de solvant, de marteau, de papier de verre, de burin, de perceuse, etc. Pour les restaurer ensuite, parfois.
Le dimanche 27 juillet à 18 h 14, Daniele Torcellini a écrit :
Benjamin, dans son célèbre essai sur la reproductibilité technique, écrit que la réception de l’art se fait selon différents accents, dont deux, opposés entre eux, revêtent une importance particulière : la valeur cultuelle et la valeur d’exposition. L’art naît pour répondre à des besoins rituels, magiques, spirituels et cultuels. À l’origine, il était plus important pour l’œuvre d’exister que d’être vue ; mais au fil de l’histoire, les pratiques artistiques se sont émancipées du rituel, et les occasions d’exposition se sont multipliées. Un portrait en buste est plus exposable qu’une statue de divinité installée dans un temple ; un panneau peint est plus exposable qu’une mosaïque ou qu’une fresque, écrit Benjamin. Et avec la photographie, enfin, la valeur d’exposition domine pleinement, puisqu’il s’agit d’un médium qui, par nature, se prête à la multiplication des images.
Je fais cette introduction car je trouve particulièrement intéressante la référence de Benjamin à la mosaïque et à la photographie comme deux pôles opposés sur l’axe qui va des exigences du culte à celles de l’exposition d’une œuvre d’art, que l’on pourrait aussi reformuler autrement en pensant au fait que la mosaïque étend l’œuvre d’art dans le temps, tandis que la photographie l’étend dans l’espace, pour situer ton travail, dans lequel les tensions entre mosaïque et photographie sont explorées à la fois du point de vue de la nature des médiums, et du point de vue des associations symboliques et de la chaîne de significations, même différées, auxquelles ces deux médiums renvoient.
Mais pas seulement. Benjamin estime que l’une des conséquences de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art est la perte de son aura, c’est-à-dire de cette possibilité de se confronter à l’unicité d’une œuvre, à sa présence concrète dans un espace et un temps définis. Toutefois, si dans la photographie la valeur d’exposition commence à remplacer sur toute la ligne la valeur cultuelle, écrit Benjamin, « celle-là ne cède pas sans résistance. Elle dispose d’un dernier retranchement, le visage humain. Nul hasard à ce que le portrait occupe une place centrale dans la photographie des débuts. La valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge dans le culte du souvenir des êtres aimés éloignés ou disparus. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, l’aura, sur les photographies des débuts, fait signe pour la dernière fois »1.
Dans ton travail, tu te confrontes constamment à la présence et à l’absence du visage, à la perte et à la récupération de l’identité, et tu le fais en confrontant mosaïque et photographie. Tu l’as fait aussi dans cette dernière série de travaux que tu as présentée sous forme d’installation. Tu as installé les mosaïques dans un espace et un temps très définis. Tu as volontairement limité l’accès à une seule personne à la fois. Tu as remis une bougie permettant d’éclairer les œuvres et l’espace lui-même. Je dirais que tu as voulu proposer une expérience à haute intensité sacrale, bien que laïque, non comme une opération nostalgique de réévocation d’auras anciennes, mais comme une réflexion critique sur notre horizon visuel actuel — comme tu l’écris toi-même — inondé de selfies ou de portraits photographiques exhibant des visages et des corps stéréotypés, qui défilent sous nos yeux sans laisser aucune trace.
Avant de te laisser la parole, en te demandant de raconter comment cette expérience s’est développée, je fais une dernière observation. Pour Benjamin, les conséquences de la reproductibilité technique sont diverses. L’œuvre se dépouille de sa sacralité et l’aura se perd, mais on acquiert la possibilité que les images aient une portée politique, collective et révolutionnaire. Ton action artistique, qui est suspendue entre l’hic et nunc de l’installation et la possibilité de reproduire indéfiniment les images et vidéos qui la documentent, et qui illustrent ce même catalogue via le web, a-t-elle une portée politique ou sociale ?
Le lundi 28 juillet à 16 h 09, Clément Mitéran a écrit :
J’ai longtemps pensé que revendiquer une visée politique pour l’art relevait d’une présomption inconsidérée. J’aurais, il y a quelques années, sursauté à l’écoute de Deleuze, affirmant dans l’ « Abécédaire » que la philosophie « empêche la bêtise d’être aussi grande qu’elle serait s’il n’y avait pas de philosophie, c’est sa splendeur. On ne se doute pas de ce que ce serait, tout comme s’il n’y avait pas les arts, mais la vulgarité des gens.. tu sais… Alors quand on dit […] créer c’est résister, c’est effectif, je veux dire, le monde ne serait pas ce qu’il est s’il n’y avait pas l’art, parce que là les gens, ils ne se tiendraient plus. » Sans être, toujours aujourd’hui, convaincu de cette affirmation, un peu étonnante de la part de Deleuze, je dois dire que j’ai tout de même évolué sur cette question. Face au monde social et politique actuel, peut-être qu’une pratique artistique permet au moins de maintenir éveillée une lueur.
Certes vacillante. Dans les marges. Mais c’est déjà ça.
Cependant ta question et tes références à Benjamin m’obligent à prendre un peu de recul, et aussi à considérer les choses telles qu’elles sont aujourd’hui, près d’un siècle après sa fameuse publication.
La productibilité et reproductibilité des images s’est développée ces dernières décennies de manière exponentielle. Dans le même temps, la production et la perception du portrait ont subi des transformation – que je perçois comme un mouvement iconoclaste renouvelé – et l’ont dépouillé de presque tous ses attributs, de tout son aura (sauf toujours, dans ses derniers retranchements). Cette évolution s’accompagne d’une autre amplification liée à ce phénomène : les images aujourd’hui produites et diffusées sont pratiquement destinées à un usage unique, elles sont devenues instantanément jetables. Tant par le défilement des images sur les réseaux sociaux, qui disparaissent donc aussi vite qu’elles sont apparues, que par la fiabilité toute relative des supports hardware. Ces images s’étendent comme tu le dis dans l’espace, étendu aujourd’hui à l’espace virtuel, et désormais encore moins longtemps. Mais comme me le faisait remarquer Michel Poivert, et pour dire les choses encore autrement, il existe un lien entre l’utopie photographique de reproductibilité des images et l’utopie d’une mosaïque cherchant à rendre la peinture « éternelle », selon l’expression attribuée à Ghirlandaio. Ce lien antagoniste ne cesse de se renforcer, et le phénomène décrit par Benjamin, reste d’une étonnante pertinence, bien plus, il s’est amplifié.
Nous en sommes là.
Le monde contemporain s’apprête aussi à vivre d’autres mutations profondes, qui, sous certains aspects, résonnent avec les analyses de Benjamin et qu’il me semble nécessaire, à ce stade, de considérer.
Je me risque donc à un exercice prospectif. Du point de vue de la production et de la reproduction, non plus seulement des images, mais aussi de la matière, il n’y a dans un avenir proche aucune raison, technologique du moins (je mets de côté les questions économiques et écologiques) à ce que des robots humanoïdes doués d’IA ne puissent, par exemple, produire une mosaïque romaine dans n’importe quel lieu, de manière autonome. Cela portera sans doute à redéfinir les frontières de l’artisanat, de l’artisanat d’art et de l’art. En somme : tout ce qui possède des règles établies transmissibles à un robot pourra faire l’objet d’une production par ce même robot. Et ces règles pourront sans doute se combiner entre elles, se mélanger, ce qui sera, et d’ailleurs, est déjà, de nature à être un appui, une aide à la production artistique. Il y a cependant de manière évidente encore quelque chose qui échappe, et qui n’est pas prêt d’être substitué. Il s’agit de la sensibilité et de la subjectivité de l’être humain, c’est-à-dire de l’amateur d’art et de l’artiste. Eux seuls, avec ces dispositions particulières, font l’existence de l’œuvre.
Partant de là, et le portrait se trouvant dans l’état que j’ai décrit, il devenait pour moi extrêmement tentant de faire avec peu, avec une approche la plus minimale possible, et de revenir au début, c’est-à-dire au mythe de Pline.
Le contour de l’ombre projetée par une bougie sur un mur, tracé sur ce même mur par une jeune fille dont l’amant devait bientôt partir, afin de garder trace de son image, donne naissance à la peinture, et au portrait, en même temps. Cet aspect extrêmement minimaliste de la représentation me semblait désormais nécessaire. Bien plus encore, je me référais, non pas à une forme créée par un corps qui cacherait une lumière projetée, mais bien plutôt à un double animé de l’individu, comme un souvenir immatériel, qui persiste, m’inspirant ainsi d’une définition de l’ombre présente dans la Grèce archaïque, l’Égypte antique et le Moyen-Orient.
Le portrait pouvait alors devenir une exploration de l’identité à la fois matérielle et immatérielle, et ce processus me donnait la possibilité de réintroduire une dimension d’émerveillement face à l’acte du portrait, en assumant pleinement son caractère fascinant et énigmatique.
La lueur de la bougie, chancelante, porte alors l’éclairage singulier d’un unique visiteur de l’exposition, sans lequel elle n’existe pas. Pas plus que ne peut exister la mosaïque ou la photographie, sans lumière. La précarité de l’éclairage devient alors aussi celle du portrait, du double animé.
Pour ce qui est de la tension et des éventuelles implications politiques et sociales produites en acte par l’existence même d’une telle exposition, entre l’hic et nunc de l’installation et son existence dans notre temporalité contemporaine, faite d’images reproduites , diffusées, je dois dire que je me suis surtout posé en spectateur de cette situation, très curieux des effets éventuellement produits, je n’ai pas été déçu. J’étais seulement assez préoccupé à l’idée que tout cela puisse être perçu comme un spectacle, mais heureusement, cela n’a pas été le cas.
Il ne s’est certes agi que d’une première expérience, qui plus est à Ravenne, qui voyait de nouveau, sans doute pour la première fois depuis environ un siècle, des mosaïques éclairées à la bougie. Je crois pouvoir identifier déjà certains effets, même s’il serait intéressant de répéter cet essai ailleurs, car sans doute le lieu et le type de public a son importance.
Tout d’abord, le fait de se retrouver seul, dans le silence, portant une seule bougie, dans un espace d’exposition qui n’est plus celui du white cube, n’a pas laissé indifférent. L’attention qui a pu être portée et le rapport intime aux œuvres présentée a constitué pour la plupart des personnes une expérience très intense, un ralentissement, que souvent n’arrivent plus, il me semble, à produire les expositions que l’on monte aujourd’hui. Je me souviendrai toujours de ma visite au Musée du Vatican, parcouru par des personnes faisant une promenade touristique et s’arrêtant parfois pour faire une rapide photographie au smartphone d’une œuvre jugée instagrammable. L’enfer sur terre.
Peut-être suis-je donc ici parvenu à allumer une lueur, vacillante, dans les marges. Mais encore une fois, c’est déjà ça.
Ensuite, les publications sur les réseaux sociaux de photographies ou vidéos de l’installation ont été relativement peu nombreuses. Peut-être que la capacité de concentration due aux modalités d’exposition y a été pour quelque chose, peut être aussi la faible lumière disponible combinée à la sensibilité des optiques des smartphones a quelque peu découragé certaines velléités.
Ces deux aspects – attention portée à soi-même, à ses sensations, aux œuvres et faible conversion de celles-ci en images reproductibles – constituent donc, il me semble, les principaux effets d’ordre social et politique d’une telle installation.
Reste ce catalogue, les photographies et vidéos faites, qui, outre les nécessités de communication liées à l’exposition, devraient, à mon sens, servir avant tout d’aide-mémoire pour une expérience fondamentalement non reproductible, même par une même personne, d’une visite à l’autre.
Le lundi 25 août à 01 h 16, Daniele Torcellini a écrit :
L’une des contributions historico-artistiques les plus significatives sur le thème de l’ombre est celle de Victor Stoichita, intitulée Brève histoire de l’ombre. Stoichita passe en revue les significations symboliques, philosophiques et culturelles de l’ombre, qui plongent leurs racines dans le mythe, traversent la littérature et l’histoire de l’art : l’ombre est considérée comme l’origine de la peinture et de la connaissance dans l’Antiquité ; elle est absente des représentations sacrées du Moyen Âge ; elle est utile à la représentation d’un espace illusoire et perspectif à la Renaissance, puis d’un espace dramatique marqué par de forts contrastes de lumière et d’ombre au Baroque ; mais l’ombre est aussi une absence/présence ambiguë et inquiétante, une métaphore de l’identité ; un double animé du sujet, ou encore quelque chose à même d’en révéler l’essence la plus vraie au XVIIIᵉ siècle ; une métaphore de l’inconscient ; un antécédent de la photographie et, avec cette dernière, elle acquiert la possibilité d’être reproduite ; elle devient un double ambigu, déstabilisant, qui acquiert une autonomie propre dans l’art contemporain à partir des ombres des ready-mades que Duchamp met en scène.
Dans ton installation, beaucoup de ces références me semblent émerger et se contaminer mutuellement. En se déplaçant avec une bougie à la main, on se retrouve dans la position évocatrice de celui qui éclaire des surfaces de mosaïques étincelantes et changeantes, avec toute la gamme de lueurs qui en dérivent et qui envahissent et modulent l’espace environnant, créant une ombre de soi-même dans son dos. Mais pas seulement. Ce qui est éclairé – comme si l’on cherchait des traces d’identités irrémédiablement perdues, ambiguës, présentes/absentes, animées – ce sont aussi des silhouettes spectrales, dessinées à la fois par la disposition des tesselles et, en particulier, par l’emploi d’émulsions photosensibles que tu as fait noircir en suivant des techniques photographiques analogiques.
Si la mosaïque est le règne de la lumière et que la photographie analogique produit d’abord des ombres là où elle reçoit de la lumière, ton travail me semble porter à une complexité nouvelle et que ce rapport polarisé, riche de sens, amène à en faire le lieu d’une action de subversion de notre manière habituelle et confortable de nous confronter à l’image du visage, le nôtre et celui d’autrui, à travers la grille microscopique des pixels rétroéclairés de nos appareils.
Le samedi 30 août à 18 h 20, Clément Mitéran a écrit :
C’est sans doute autant le rapport à l’image que le rapport au visage qui se trouve perturbé, par rapport aux modalités contemporaines de production et de perception.
L’usage du chimigramme, qui me débarrasse du négatif photographique, me permet, d’un point de vue pratique, de m’éloigner d’une préoccupation « réaliste » dans la production de l’image. Je peux librement user de l’émulsion photographique pour faire apparaître les gris et les noirs, ou laisser des lacunes, qui interagiront avec l’andamento de la mosaïque. Dans une certaine mesure, l’image m’intéresse assez peu.
C’est bien plutôt dans ce rapport entre mosaïque et matière photographique que se construisent ces portraits.
Pour autant, l’usage même du medium photographique tend à faire percevoir la représentation d’une manière réaliste. La photographie est née dans un contexte qui poussait à cet objectif de réalisme, et notre culture l’associe encore et toujours à cette idée, même inconsciemment. Aussi, peut-être notre cerveau est-il fait pour percevoir ainsi le type de représentation que produit la photographie.
En somme, je m’éloigne de l’image, du réalisme, je construis un portrait avec de la matière, et dans le même temps, la volonté de reconstruire une trace, de combler les ambiguïtés, les absences, appartient à celui qui regarde, et il y est d’autant plus porté en étant en contact avec la photographie.
J’ai pensé qu’il y avait là un passage possible pour faire exister le portrait, c’est-à-dire pour faire émerger une identité, malgré les oppositions et verrouillages esthétiques très forts qui existent aujourd’hui pour contrer cette volonté.
L’absence d’une image « confortable » a pour effet de déstabiliser notre capacité de lecture, et bascule dans un autre registre l’objet artistique produit : elle lui confère un autre statut.
Outre la lecture de Stoichita, sur le bon conseil d’Eleonora Savorelli, une source de réflexion supplémentaire fut alimentée par « La destruction des idoles. D’Abraham à l’État islamique » d’Aaron Tugendhaft. Je m’intéressais alors, et m’intéresse toujours, aux modalités passées et contemporaines de l’iconoclastie. Si certaines de ces modalités se répètent de manière presque exactes à des millénaires de distance, il existe aussi des évolutions. Le point qu’il me semble cependant important de retenir est celui de la constance de la tension entre l’iconophilie et l’iconoclastie et ce, même si des stabilisations apparaissent parfois, qui peuvent faire croire à une possible concorde sur ces questions. Par parenthèse, notre civilisation est marquée par une étonnante inconscience de ses penchants iconoclastes.
C’est en tout cas systématiquement le statut sacré, objet de la représentation, qui pose problème. La musique, la peinture, la sculpture, etc, sont accusées de détourner l’attention envers l’objet sacré, de par le fait qu’elles constituent des images, intellectuelles sinon matérielles, qui ne sont pas à proprement parler, ce même objet sacré. Elles divertissent, au sens littéral.
Dès lors, mes portraits, dépourvus de la nette volonté de produire une image, basculent le statut de sacralité, normalement – dans le cas du portrait particulièrement – dévolus à leur sujet, vers les objets matériels ou intellectuels qu’ils constituent. Plutôt que de détourner l’attention envers le sacré, j’ai cherché, en constituant une œuvre sans image, à détourner la sacralité au profit du portrait en tant que genre, et de la mosaïque et de la photographie en tant que medias. Ils se retrouvent ainsi sacralisés, car dépourvus de l’Idée d’image.
Il faut sans doute préciser, à qui n’aurait pas vu les œuvres, que l’absence d’image n’est évidemment pas ici une absence matérielle de l’œuvre, pas plus qu’elle n’est l’absence d’un portrait, ou d’un basculement complet vers l’abstraction.
Mais au-delà même d’une non-mobilisation de moyens techniques permettant la production d’un visage réaliste et immédiatement reconnaissable, l’image devient, dans mon processus de création, accessoire, placée au second plan. La matière et son usage, ce que l’on peut sans doute définir comme le « medium », se trouvent au centre de ces œuvres, et constituent, je crois, un point de départ de leur compréhension.
La sacralité que j’évoque n’est pas de nature religieuse, pas même liée à l’hypothèse d’une Idée platonicienne, mais plutôt, pour reprendre une définition latine, de ce qui ne peut être touché sans se souiller, ou sans souiller. Cela me semble bien correspondre au statut de la mosaïque en tant que medium, au portrait dans notre contemporanéité, à la photographie expérimentale.
L’aspect magique du sacré fait aussi écho à l’hypothèse de Stoichita sur la retranscription du mythe de la naissance de la peinture par Pline l’Ancien. Celui-ci n’aurait pas tenu compte d’une approche liée à la Grèce archaïque ou à l’Égypte Antique (et plus largement au Moyen-Orient) qui voit l’objet en terre cuite, résultant du tracé du portrait de l’être aimé, porté au temple après l’annonce de sa mort, transformant l’objet en double animé de cet individu.
Ceci étant précisé, pour approcher le sens, les contaminations et les implications dont tu parlais, il n’y a, je crois, pas de meilleure voie pour en jouir que de se confronter, directement, physiquement, à cette installation.
1 Walter Benjamin L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique , Payot, 2013, page 36.
Nous ne pouvons que voir des ombres et imaginer
Par Eleonora Savorelli
G. Tonelli, Feltrinelli, Milan, 2019 ; p. 70
Je devrais peut-être consacrer quelques lignes à la difficulté d’écriture, qui caractérise chacun de mes processus créatifs lorsque le résultat doit prendre la forme d’un texte. Traduire en mots ce que je vois, sens, perçois, imagine à travers les œuvres d’artistes n’est pas du tout simple ni “naturel” pour moi. « Va marcher », me suggère Clément Mitéran lors d’un appel téléphonique. « Cette fois-ci, ça n’a pas marché », lui réponds-je. Pourtant, me fait remarquer ma mère, rester dans le blocage signifie le tolérer avant que ne se mette en marche l’action créative.
Et, tandis que je regarde l’écran de mon ordinateur et compose ces mots, je remarque mon ombre sur le mur. Je me souviens de cet après-midi de mai où je me trouvais à Sydney, sur la colline la plus haute du Sydney Park. Je m’étais assise et j’avais commencé à écrire ce jour-là, de la fatigue que je ressentais dans mon corps, de la douleur que j’éprouvais à l’idée d’être si loin d’une personne qui m’était très chère et qui venait de perdre quelqu’un. Je me sentais projetée à des milliers de kilomètres de distance. Comme on dit : “right place, wrong time”. Le soleil s’était couché et le ciel était devenu rose, orange, rouge, colorant chaque chose d’une teinte douce, chaude, accueillante, tandis que s’allongeaient les ombres des bâtiments et des gens. Les cacatoès volaient vers leurs “maisons” en émettant des sons comiques et disgracieux. Les énormes chauves-souris, ou roussettes, se déplaçaient en volées de centaines d’individus. Les oiseaux clairs s’en allaient dormir tandis que les plus sombres se réveillaient : le jour cédait sa place à la nuit. Je me suis levée pour me diriger vers un petit bois de ghost gum tree, les eucalyptus fantômes. J’étais encore en haut de la colline quand, au loin, projetée sur les arbres, j’ai vu mon ombre. Habituée à la voir si proche de moi, ce jour-là elle était tellement lointaine qu’au début je ne l’avais pas reconnue, je ne m’étais pas reconnue. Accompagnée par la présence des ibis blancs, j’ai pris une photo des ombres du parc qui se reflétaient sur les mêmes arbres qui avaient accueilli la mienne.
Tout pourrait parler à l’âme en secret. Lorsque l’âme se met à l’écoute.
À ce moment-là, je me suis rappelé l’exposition Tout y parlerait / À l’âme en secret. Lorsque, après l’installation, j’ai visité pour la première fois en tant que spectatrice la présumée chapelle de San Giovanni Decollato, je me suis sentie désorientée, seule. Dans l’obscurité initiale, je pouvais ouvrir ou fermer les yeux, cela n’aurait rien changé. Puis le noir s’est lentement éclairé, dévoilant ce que je peux définir comme un mindscape1, un paysage de mon esprit. Les contours des choses sont restés disloqués, ombres et obscurité superposées ; pourtant, les yeux et le corps ont commencé à percevoir l’espace. « Le regard sur le monde, sur les expériences que nous y faisons, se reflète dans notre vie psychique, dans notre monde intérieur, dessinant le contour du paysage de notre psyché. »2
« Une lueur, vacillante, dans les marges », la définit l’artiste dans Dialogue : Torcellini / Mitéran. Les reflets des tesselles d’or blanc montrent peu à peu la voie, la lumière qui vacille offre la possibilité d’expérimenter les effets du mouvement sur les œuvres, en s’éloignant et en s’approchant d’elles. Le corps devient véhicule actif pour lire les portraits qui se composent et se décomposent sans cesse sous nos yeux. Observant de plus près, l’or blanc ne reflète pas seulement la lumière chaude de la bougie mais aussi l’image de celui ou celle qui regarde : on entre de manière inattendue à l’intérieur de l’œuvre-miroir, en devenant un avec elle. Le portrait se substitue, totalement ou partiellement, à une absence, offrant surtout « au spectateur [ou à la spectatrice, aut.] la possibilité de se refléter, de s’inscrire dans le visage de l’autre, en d’autres termes il promet, dans le moment de la contemplation, une présence à l’intérieur du cadre. »3
Je ne crois pas que ce soit un hasard si le marque-page de l’un des livres sur lesquels je m’appuie pour écrire ce texte est une carte postale de l’exposition consacrée à Munch au Palazzo Reale, à Milan4 (Italie), avec une photo de la toile The Kiss de 1897. Non seulement Mitéran reprend, dans l’une des œuvres présentes à l’exposition, la toile la plus célèbre de l’artiste (Phantasma I), mais dans The Kiss les visages et les regards des deux amants se fondent dans une étreinte qui les transforme en une entité unique, comme cela arrive de manière inattendue et par inadvertence entre l’œuvre et le sujet dans l’expérience de l’installation de Mitéran. Une épiphanie qui se rapproche des sensations rapportées par Ghinassi dans son texte.
Dans ce jeu de rôles/regards/projections du soi sur le portrait, dont le processus est scientifiquement étudié par l’action des neurones miroirs5, « sujet et objet, spectateur et modèle échangent indéfiniment leurs rôles »6. Le portrait de Mitéran, qui naît de la juxtaposition de tesselles d’or blanc et, dans le cas des œuvres réalisées lors de la résidence à Ravenne (Ombre I et Miroir), aussi de marbre blanc, se fait miroir, c’est-à-dire « lieu symbolique dans lequel nous devenons conscients de notre regard »7. Désirant créer un pont entre cette réflexion et celle concernant les stades du miroir et de l’ombre théorisés par J. Lacan et rapportés dans l’ouvrage Brève histoire de l’ombre de Victor Stoichita, on pourrait considérer que dans l’installation de Mitéran chaque personne en vient à “posséder”, ou plutôt à “réaliser qu’elle possède”, ces deux stades presque simultanément. Si les œuvres-reflets nous conduisent au stade du miroir, par lequel chacun s’identifie à soi-même, les ombres projetées par notre figure pénétrant l’espace renvoient à celui de l’ombre, par lequel a lieu l’identification des autres. Cela concerne donc autant la reconnaissance, d’abord de soi puis des autres, que la représentation (de soi et des autres).
La surface la plus agréable de la terre est celle du visage humain.8
Une image peut présenter des lacunes. Dans ces lacunes, notre regard s’infiltre, imagine, construit, et finit d’une certaine manière par se voir soi-même. Ce processus, je pense, ressemble ou fait partie d’une réflexion plus large concernant la manière dont chacun vit et voit les choses, s’ancrant dans son vécu, ses expériences internes et externes, son soi en somme, et est pour cela unique. Les lacunes stimulent, encore plus que les images “complètes”, la création d’imaginaires/mindscapes. Dans Miroir, Mitéran étudie la mosaïque Matrone à sa toilette conservée au musée du Bardo en Tunisie : l’œuvre montre une matrone avec deux serviteurs, dont l’un est en train de lui tendre un miroir. Le visage de la matrone présente une lacune assez étendue, tandis que la même figure reflétée dans le miroir est restée intacte au fil du temps. Mitéran enquête sur cette mosaïque en isolant le sujet principal et en donnant vie à son reflet. Le portrait Ombre I, chimigramme sur marbre blanc, est une réélaboration de deux figures en mosaïque retrouvées dans le sol de la maison de Paquius Proculus à Pompéi (IIe s. av. J.-C.), à proximité de l’impluvium : communément indiquées comme « Paquius Proculus et sa femme », il semble en réalité qu’il s’agisse de Terentius Neo avec son épouse. Représentés comme silhouettes, avec des tesselles noires sur fond blanc – modalité fréquente dans les mosaïques pompéiennes – à quelques pas les mêmes figures sont représentées en couleurs en mosaïque et aussi en peinture.
Lingiardi définit l’acte de se reconnaître (ou de se trouver) à l’intérieur d’un paysage, d’un vers, d’une pensée – j’ajouterais d’un portrait – comme « réverbérant »9 : le soi identifie un paysage extérieur qui reflète ce qui se trouve déjà à l’intérieur. Je crois que cela peut être défini comme l’explication psychanalytique d’un processus qui, d’une certaine manière en sens inverse, est scientifiquement expliqué par les neurones miroirs. Si les « paysages » contenus dans les œuvres de Mitéran répondent à quelque chose que le soi de celui qui regarde possède déjà, parallèlement l’esprit, en percevant et en traitant les œuvres, reflète et empathise avec ce qu’il est en train de visualiser. « Mindscapes est un néologisme pour nous placer à mi-chemin, là où nous devons être : avec la psyché dans le paysage et le paysage dans la psyché.»10. L’exposition de Mitéran Tout y parlerait / À l’âme en secret expose un corpus inédit d’œuvres qui étudient ces thèmes – l’image, le miroir, la lacune – à partir de l’étude du mythe de la naissance des arts visuels écrit par Pline dans la Naturalis Historia, qui plonge ses racines dans l’importance de l’ombre, de la projection et du regard. Stoichita observe comment l’ombre verticale accompagne celui qui voyage, celui qui est absent, conjurant la mort. De cette manière, l’ombre n’est pas une copie sans âme de la réalité mais elle assume la fonction de « figure substitutive », ce que l’auteur appelle le « double animé de l’individu », et qui est aussi le point de départ de la recherche de Mitéran. Comme le déclare l’artiste lui-même : « L’ombre agira comme médiatrice entre la présence matérielle d’un portrait et la mémoire d’un individu. […] Loin de cacher l’identité, ce qui est peu perceptible conduira au discernement, et cette rencontre avec l’invisible, avec les manques que notre perception réinvente, visera à révéler les sujets représentés. »
Le portrait de Mitéran combat (et reflète en soulignant) la superficialité de l’hyperproduction et de l’hyperconsommation des photographies (et des choses) produites chaque jour. Les autoportraits pris avec le téléphone tendent à aplanir les caractères de l’être humain, poussant vers l’homologation dans la société. Dans la recherche et la poétique de Mitéran, portraiturer ne signifie pas reproduire fidèlement les traits physiognomoniques d’une personne, mais fouiller à l’intérieur de celle-ci, en percevant les traits psychologiques, en capturant pulsions et sentiments. Le langage de Mitéran résulte en une combinaison entre matière photographique et mosaïque, en une construction de rappels où la matière rapporte des signes photographiques partiels de l’aspect extérieur de la personne et la mosaïque les traits intérieurs de l’esprit. Il s’agit de représentations symboliques et interprétatives qui réactivent la fonction du portrait.
La confrontation entre la durabilité de la mosaïque et l’aspect éphémère de la photographie met l’accent non seulement sur la fonction du portrait dans la contemporanéité mais aussi sur sa conservation dans le temps. La pratique de Mitéran vise à rétablir au présent l’importance du portrait dans nos foyers, comme lorsqu’on retrouve un portrait de famille du passé, et lorsque les générations futures retrouveront le nôtre. On pourrait dire que le portrait se fait objet transitionnel au sens psychanalytique, connectant le monde interne à l’externe, mais aussi transitionnel dans le temps, reliant des vies et des histoires différentes.
Un autre aspect fondamental de la recherche de Mitéran est la réflexion sur le dispositif de réception de ses œuvres. Le désir de l’artiste est d’éclairer la mosaïque à la lumière des bougies, comme cela se faisait dans l’Antiquité, lui restituant ainsi son caractère mystérieux et vibrant, laissant place à l’imagination et au regard qui erre sans cesse, comme dans le ready-made Indestructible Object (or Object To Be Destroyed) de Man Ray, 1923 : une photographie d’un œil est fixée à un métronome et se déplace à temps, à droite et à gauche. Le mode d’exposition proposé dans la présumée chapelle de San Giovanni Decollato contraste avec le white cube, qui décontextualise l’œuvre en la privant d’un contour, d’un fond capable de l’accueillir. Ce dispositif approfondit et démontre la valeur de l’ombre, en s’éloignant de la manière capitaliste contemporaine qui uniformise les espaces, les rendant semblables entre eux et pour cette raison sans âme propre. La présumée chapelle de San Giovanni Decollato – dont l’histoire est savamment tracée dans le texte de Boattini – restitue une atmosphère suggestive, répondant aux nécessités de l’artiste et à celles de marte, qui s’engage à redonner vie aux espaces oubliés de la ville.
Je voudrais conclure avec une citation de Proust qui souhaite que nous nous donnions la possibilité d’observer les visages et les regards qui nous entourent : « Désormais dans la rue ou dans votre maison j’espère que vous vous pencherez avec un intérêt respectueux sur ces caractères usés qui, si vous savez les déchiffrer, vous diront infiniment plus de choses, plus saisissantes et plus vives que les vénérables manuscrits. »11
- V. Lingiardi, Mindscapes. Psiche nel paesaggio, Raffaello Cortina Editore, Milan, 2017. J’ai entendu le terme “mindscape” pour la première fois lors d’une conversation entre Vittorio Lingiardi et Gian Maria Tosatti à la fondation Mémorial de la Shoah de Milan le 21 mars 2025.
- G. Parisi, Vittorio Lingiardi. Mindscapes. Psiche nel paesaggio, 18 avril 2018, https://www.aippiweb.it/letti-e-riletti/vittorio-lingiardi-mindscapes-psiche-nel-paesaggio-commento-di-giuseppina-parisi ; consulté le 17 août 2025. Traduction personnelle.
- A. Beyer, Il volto: descritto, dipinto, letto, in Cultura visuale. Paradigmi a confronto, éd. R. Coglitore, :duepunti edizioni, Palerme, 2008 ; p. 34.
- MUNCH. Il grido interiore, Palazzo Reale, Milano, 14.09.2024-26.01.2026.
- À ce sujet, diverses publications et conférences issues de recherches universitaires sont disponibles ; celles menées par la Dr C. Di Dio et son équipe à l’Université de Parme sont particulièrement remarquables.
- M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, pp.19 ss. (Le parole e le cose, trad. it. di E. Panaitescu, Rizzoli, Milano, 1998).
- H. Belting, Per una iconologia dello sguardo, in “Cultura visuale. Paradigmi a confronto”, a cura di R. Coglitore, :duepunti edizioni, Palerme, 2008; p. 7.
- G. C. Lichtenberg, Schriften und Briefe, édité par W. Promies, Hanser, Munich, 1968 ; vol. I, p. 473 ; cité dans A. Beyer, Le visage : décrit, peint, lu, dans Cultura visuale. Paradigmi a confronto, édité par R. Coglitore : duepunti edizioni, Palerme, 2008 ; p. 29.
- V. Lingiardi, Mindscapes. Psiche nel paesaggio, Raffaello Cortina Editore, Milano, 2017, p. 9.
- Ibid., p.8.
- M. Proust, Chardin et Rembrandt, Le bruit du temps, 2009. Texte original de 1895.
Petit bréviaire pour une vision
Par Sabina Ghinassi
« Probablement, seul dans un monde d’aveugles les choses seront ce qu’elles sont vraiment. »
José Saramago, L’Aveuglement, 1995
Nous sommes arrivées en retard. Eleonora et Giulia sont déjà parties à vélo après une journée passée dans le froid, à veiller, comme deux petites Gardiennes du Seuil, sur les entrées et sorties de la minuscule porte. La porte est là depuis toujours, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe : évidente et en même temps dissimulée.
Personne ne la remarque. Et si cela arrive, le plus probable est qu ‘on l’imagine comme celle d’un local de stockage ou de réserve de la pâtisserie-bar à côté. Un lieu banal.
C’est pourtant un accès secret dans les plis de la ville, une des parties refoulées qui continuent d’être tout en feignant de ne pas être.
Toutes les villes en possèdent plusieurs, sereinement et dûment occultées. Elles racontent et ouvrent à d’autres histoires.
Je pense que c’est une chance, d’un certain point de vue : le don de cette exposition/étrange événement/installation immersive et émergente (comme les œuvres musives de Clément Mitéran) est aussi celui de perdre ses repères habituels, de ramener chacun à être un débutant du regard, contraint à la flânerie, à se perdre, même quand on croit avoir les réponses.
Un privilège.
Il n’est pas donné de se préparer, de se documenter.
Clément Mitéran, artiste-philosophe, est le démiurge des visions probables ; en les indiquant, il embrasse l’imprévisible des possibles, l’ouverture imprudente d’autres portes, il les cherche et t’y accompagne.
Quand on entre dans l’espace, on se confie ; on accueille l’enchantement et l’inquiétant, on parcourt la limite, enfoncé dans le réconfort et le désarroi, assumant nécessairement la responsabilité d’être protagoniste d’une histoire, ton histoire là-dedans, autre espace, utérus ou caverne, refuge ou prison, début et fin.
Dans l’obscurité, certains ont peur, d’autres se sentent protégés et en sécurité.
L’entrée se fait une personne à la fois.
On reçoit en main une lanterne de voiture à la lumière vacillante d’une bougie, à mi-chemin entre Jack l’Éventreur cherchant sa prochaine victime à Whitechapel et l’Ermite des Tarots de Rider-Waite (c’est ce qui m’est arrivé).
Puis on te fait entrer. Seule.
Il peut t’arriver de :
te sentir en pleine solitude
expérimenter la cécité et retrouver la vue
réapprendre à regarder, en t’accordant le temps long
décrypter, en gardant la liberté de construire ta propre fable en images
habiter ta limite
tomber amoureux de l’ombre
tomber amoureux de la lumière
tomber amoureux de l’or, précieux et palpitant, qui monte lentement des coulisses noires
tomber dans l’or qui vibre, qui bat comme un cœur et palpite de lumière et d’ombre, qui crépite de feu et devient peau-âme d’un monde qui renaît
inventer les images que tu vois
les oublier et revenir (pour les revoir autrement)
inventer les sons que tu entends
aiguiser tous tes sens
être dans la caverne platonicienne et ne rien comprendre
être dans la caverne-refuge d’Amaterasu, la déesse japonaise du Soleil, et ne pas vouloir en sortir
prendre les lucioles pour des lanternes pour découvrir qu’elles sont de nouvelles créatures, des lucioles-lanternes justement, et qu’elles sont magnifiques
devenir le Droctulft de Borges et le Jung visionnaire du Baptistère des Ariens
percevoir que « dans notre maison existent beaucoup d’espaces au-delà de la pièce où nous nous trouvons, et qu’ils sont habités par d’autres personnes », comme disait James Hillman : les autres personnes sont là, sur les murs humides, et tu peux les voir un court instant, peut-être même leur parler
sortir pour revoir les étoiles et éprouver la nostalgie de ce lieu étrange
Être certain que Clément Mitéran est un grand artiste et le remercier pour une expérience qui n’est pas seulement une exposition, mais un voyage intense dans le temps dense de la vision.
Qui reconnecte le regard au cœur, au corps, et à toutes les nuits et les aubes du monde.
« Clément Mitéran, ou du sens du portrait entre photographie et mosaïque », texte du catalogue de l’exposition Représentations – 38, rue Quincampoix, Paris (France) 2023
Par Daniele Torcellini
Le philosophe allemand Walter Benjamin, dans son célèbre essai dédié au rapport qu’entretiennent l’art et la technique, écrit que la réception de l’art advient selon des modalités différentes, dont deux de celles-ci, opposées entre elles, revêtent une importance particulière : « L’un a trait à la valeur cultuelle de l’œuvre d’art, l’autre à sa valeur d’exposition »1. L’art naît pour répondre aux exigences rituelles, magiques, spirituelles et cultuelles, s’émancipant progressivement du rite pour être toujours plus exposé. La mosaïque, au cours de son emblématique développement à l’époque paléochrétienne et à l’époque byzantine est par excellence la technique par laquelle s’incarne l’esthétique chrétienne. Sa valeur cultuelle est solidement ancrée, elle est fonctionnelle pour les célébrations liturgiques. Les matériaux qui la constituent, tesselles recouvertes de feuilles d’or, pâtes de verre et marbres garantissent une efficacité maximale pour faire resplendir de lumière et de couleur les icônes chrétiennes, donnant présence à Dieu, au Christ, à la Vierge, aux saints et aux anges dans l’espace sacré de la basilique. Suivant Benjamin dans son raisonnement, en opposition à la mosaïque se trouve la photographie. Technique à la matérialité fine qui, appliquée à la reproduction de l’art par la multiplication des exemplaires que permet le procédé négatif-positif, prive d’aura ce qui est reproduit. Pour Benjamin l’aura est cette expérience intense qui ne peut dériver que de la confrontation directe avec l’objet et sa matérialité, dans un espace réel. L’aura est l’apparition unique d’une distance, le caractère inapprochable de l’image cultuelle.La reproductibilité technique de l’art est destinée à accentuer la valeur d’exposition au détriment de la valeur cultuelle, avec des conséquences que Benjamin perçoit comme étant d’ordre politique. S’ensuit un long processus, dont le philosophe allemand tire autant les implications négatives que les aspects innovants, suivi d’un important dénouement : si avec la photographie la valeur d’exposition commence à se substituer de tous points de vue à la valeur cultuelle, écrit Benjamin, «celle-là ne cède pas sans résistance. Elle dispose d’un dernier retranchement, le visage humain. Nul hasard à ce que le portrait occupe une place centrale dans la photographie des débuts. La valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge dans le culte du souvenir des êtres aimés éloignés ou disparus. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, l’aura, sur les photographies des débuts, fait signe pour la dernière fois »2. Mosaïque, photographie et visages humains sont au centre de la pratique artistique de Clément Mitéran. L’artiste parisien, dans trois intenses séries de travaux réalisées au cours de plus d’une décennie, explore les thèmes liés à la représentation par le portrait, déplaçant progressivement son intérêt vers une analyse de la signification et des implications liées au fait de représenter par le portrait, se référant aux thèmes de la reconnaissance, de la perte et de la mémoire de l’identité. Au début de son parcours, Mitéran se confronte à la pratique du portrait en mosaïque, à partir d’images photographiques, de personnalités importantes et internationalement reconnues, dans le champ littéraire et philosophique. Terrain d’expression déjà utilisé par des artistes qui se servent de la mosaïque comme moyen d’expression pour l’amplification de sens qu’elle produit, comme c’est le cas de Leonardo Pivi avec sa série de couvertures de magazines consacrés au spectacle, à la mode, à la musique, à la politique, à l’art, redéfinies par l’intermédiaire d’interventions en micro-mosaïque – les portraits en mosaïque de Mitéran présentent une mythographie moderne et contemporaine qui est autant l’expression partagée de notre culture occidentale que le miroir d’intérêts et d’inclinations personnelles. Mitéran consacre nos mythes et ses mythes à travers la mosaïque, rematérialisant sous forme d’œuvres uniques et destinées à durer dans le temps la multiplicité numérique des images photographiques, provenant majoritairement d’internet. La photographie s’étend dans l’espace. La mosaïque s’étend dans le temps. Les portraits de Charles Baudelaire, Gilles Deleuze et Michel Houellebecq constituent cependant pour Mitéran une première approche à une réflexion sur la nature du langage artistique et des techniques employées, comme le prouve l’emphase avec laquelle la matière de la mosaïque est exploitée, avec une évidente et recherchée discontinuité de textures, tailles et disposition des matériaux de la mosaïque, pierreux ou vitreux, de manière à attirer notre attention non seulement vers ce qui (ou qui) est représenté, mais aussi sur comment, ce qui est représenté, s’incarne dans la matière. Mais ce n’est pas seulement la mosaïque qui est objet d’analyse de la part de Mitéran. Les thèmes qui gravitent autour du portrait sont exploités en explorant aussi le langage photographique, décliné dans un large spectre de possibilités. Le premier cycle d’œuvres se referme en effet avec le portrait de Michel Houellebecq – expression mélancolique et cigarette à la main – réalisé à partir d’une photographie faite par Mitéran lui-même. Dans la deuxième série d’œuvres, d’une démarche à la saveur post-photographique de collecte d’images sur le web, Mitéran fait suivre aux techniques et aux procédés de la photographie analogique et numérique, une approche de type retro-expérimentale. À la manière des pionniers du début du XVIIIème siècle qui se débattent avec les propriétés chimiques et physiques des halogénures d’argent pour des procédés à calibrer et des résultats souvent décevants – mais emblématiques sinon explicitement recherchés – Mitéran étend l’émulsion photosensible sur de complexes et diverses superficies en mosaïque pour imprimer des portraits d’artistes de son entourage. Dans la série Figures de la mythologie moderne et contemporaine photographies et mosaïques trouvent une conciliation dans la suite d’action qui place la mosaïque comme conclusion d’un travail de réinterprétation d’une image photographique ; dans cette seconde série l’artiste souligne au contraire le contraste généré par deux médias à travers des couples opposés : images/support ; sujet/fond ; clair-obscur des visages/monochromie de la texture ; continuité/discontinuité ; nature dématérialisée de l’image photographique/forte évidence des matériaux de la mosaïque ; éphémère/durable ; réaction chimique rapide/travail manuel au long cours. Les résultats sont des images évanescentes de pose frontale, des expressions minimalistes et délibérément aux frontières de la photographie de cartes d’identité, qui rappellent la série Portraits, Blue Eyes et Other Portraits d’un auteur particulièrement attentif aux recherches sur le langage photographique tel que Thomas Ruff, d’autant plus avec l’usage du noir et blanc délavé funéraire et pour la pratique du montage photographique auquel Mitéran recourt parfois, pour créer des hybrides dans lesquels deux visages ne font qu’un. Les identités des protagonistes de la série Figurations anonymes se confondent, perdent leur capacité à être reconnues, ou sont reconnaissables difficilement et seulement par un groupe restreint de personnes qui appartiennent à ce que l’on pourrait décrire comme une micro-communauté, une niche qui partage des intérêts communs et dont Mitéran explore les dynamiques relationnelles et sociales. Chaque négatif photographique de départ est destiné à s’incarner dans une unique copie sur la superficie d’une mosaïque qui semble réticente à accueillir les nuances clairs-obscurs de la photographie. D’autre part, les images photographiques sont magnifiquement mal accordées aux variations de texture des mosaïques sous-jacentes, si ce n’est qu’elles sont réalisées en recomposant le style des artistes dont Mitéran fait le portrait, ouvrant ainsi la voie à un risque potentiel de perte d’identité qui concerne le portraitiste, Mitéran lui-même, plutôt que celui qui est l’objet du portrait. Dans la première série, les sujets et modalités de représentations sont au centre du travail ; dans la deuxième, le motif du choix des sujets a une importance, mais ceux-ci n’émergent pas explicitement. Sans aucun esprit d’auto-commisération – bien au contraire il s’agit plutôt d’une ironie raffinée – la série naît avec l’objectif de montrer et dans le même temps de cacher le visage des artistes qui travaillent avec le medium de la mosaïque, technique et langage au passé glorieux, dont la présence dans les pratiques de l’art contemporain est discontinue, pas pleinement reconnue et souvent sous-évaluée. La troisième série de travaux, Consecratio/Abolitio nominis, pour autant qu’elle partage les intentions sous-jacentes des Figurations anonymes, ouvre à d’autres implications d’ordre plus général. Dans le droit romain d ‘époque républicaine puis impériale l’abolitio nominis est une sanction juridique qui soustrait au condamné la possibilité de transmettre son praenomen à ses héritiers et prévoit l’effacement de son nom dans tout l’espace public, amenant aussi à la destruction des effigies du condamné. Les empereurs reconnus pour leur valeur sont eux consacrés par l’institution de l’apotheosis. Du droit romain à l’actualité, beaucoup de pratiques d’effacement des noms et des images se sont succédé, en opposition aux formes d’exaltation de la personnalité, depuis l’iconoclastie d’époque byzantine et l’usage de la mosaïque pariétale comme une des plus imposantes formes de célébration du pouvoir impérial, jusqu’au binôme actuel opposant les actions de la dite cancel culture et des influenceurs conquérant une hyper-visibilité à coup de clics. Nous vivons dans une société technologiquement avancée qui dispose d’instruments assez sophistiqués pour la diffusion des images ; dans les dernières années beaucoup d’entre nous ont vu obstinément leur propre visage et celui des autres dans des cadres numériques durant les appels vidéos ou visioconférences qui ont rythmé les journées de travail pendant la pandémie ; le succès des réseaux sociaux comme Instagram et Tik Tok est largement fondé sur la présence des visages et des corps en exhibition permanente ; sur fond de dynamiques articulées et complexes qui ont à voir avec les façons dont, à travers les images qui nous représentent, nous entrons en relation avec nous-même et avec les autres, transportant le passé vers le futur, Mitéran agresse numériquement et physiquement les portraits photographiques de la série Figurations anonymes. L’artiste réalise des œuvres qui accélèrent encore l’ambiguïté de l’identité, entre reconnaissance impossible due à des interventions numériques et physiques et tentatives de restauration. Du point de vue numérique, Mitéran agit dans le périmètre d’actions de post-production photographique qui sont, somme toute, aussi de pre-production, si l’on considère les impressions successives des images obtenues. Ces élaborations sont obtenues en superposant, mélangeant et alternant les photographies de départ et les photographies des œuvres finies de la série précédente, dans un processus d’auto-appropriation, qui est aussi un processus d’autophagie, et qui mène à des résultats paradoxaux de photographies de visages, et de détails de mosaïque, imprimés sur des mosaïques poncées, ou sur des plaques de marbre, de manière à ce qu’on ne sache plus ce qui est quoi. Du point de vue matériel, Mitéran, après les impressions des portraits, intervient avec des intentions destructrices qui renvoient à certains travaux d’Arnulf Rainer. Dans notre cas cependant il ne s’agit pas de signes graphiques ou picturaux mais de coups de marteau, de perçages, d’abrasion, d’acides corrosifs utilisés pour effacer les visages, mais aussi, dans la direction opposée, de remplissage des lacunes et de rénovations qui se placent dans le champ des pratiques de la restauration et de de l’histoire de la conservation des œuvres abîmées par les actions iconoclastes3. Dans la série Consecratio/Abolitio nominis forme et contenu s’effondrent ainsi dans un informe4 agglomérat d’actions qui atteint son pic avec Ricoperto, dans lequel de la mosaïque et du visage, mais aussi de ce qui est matériellement réalisé et de ce qui est photographiquement imprimé, ne reste que des lambeaux indistinguables. Le travail de Mitéran est un incessant et obsessionnel processus dans lequel s’enchevêtrent des tentatives de recomposition et de décompositions qui mènent à l’effondrement de l’identité et de la mémoire, autant des techniques employés que des sujets portraiturés, à la recherche, pourrait-on penser, d’une possibilité de redéfinition de l’aura de la représentation du visage humain, incarné dans la matière, même quand le visage est effacé, et même, d’autant plus quand il est effacé.
1 Walter Benjamin L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique , Payot, 2013, page 36.
2 idem, page page 37.
3 On en trouve un exemple avec les têtes de l’impératrice Zoé Porphyrogénète et de l’empereur Constantin IX Monomaque, sur le panneau impérial en mosaïque du Xième siècle, conservé dans l’actuelle mosquée Ayasofia d’Istanbul.
4 Pour un approfondissement du concept d’informe dans la réflexion critique de ces dernières décennies en référence aux écrits de Georges bataille, cf Y.-A. Bois, R. Krauss, Formless: A User’s Guide, New York, Zone Books, 1997; édition consultée L’informe, Milano, Mondadori, 2003; C. Alemani, “L’informe: un percorso tra le pagine di Documents”, dans Itinera. Rivista di Filosofia e di Teoria delle Arti e della Letteratura, février 2002.
Texte du catalogue de l’exposition Représentations – Pavillon des Arts et du Patrimoine de Châtenay-Malabry (France) 2022.
Par Renée Malaval
« La mosaïque n’en est qu’au début de l’exploration de ses possibilités, comme a pu l’être tout au long du 20e siècle la peinture. Après une disparition de la scène artistique de plusieurs siècles, elle rattrape son retard » explique Clément Mitéran et il le démontre de façon magistrale avec l’exposition Représentations, présentée du 14 juin au 9 septembre 2022 au Pavillon des Arts et du Patrimoine à Châtenay-Malabry.
Représentations est un titre à double sens. Il s’agit à la fois de représenter puisque l’exposition est consacrée au portrait et que Mitéran s’attache à reproduire et à interpréter les traits de personnages qu’il a choisis et qui ont d’une manière ou d’une autre croisé son chemin. L’artiste nous les présente à nouveau, dans une sorte de réédition, un ensemble retravaillé, enrichi d’un nouveau chapitre et de nouvelles images.
Cet ensemble montre une cinquantaine de portraits que l’artiste classe lui-même en trois séries différentes apparues successivement au cours du temps et qu’il mène aujourd’hui en parallèle. La première, initiée dès 2008, est celle des Figures de la mythologie moderne et contemporaine, la deuxième, débutée dès 2015, rassemble les Figurations anonymes et la troisième, présentée ici au public pour la première fois, est intitulée Consecratio/Abolitio nominis. Trois voies à travers lesquelles, depuis une quinzaine d’années maintenant, dans son atelier de Wissous en région parisienne, l’artiste trentenaire explore le genre du portrait d’une manière totalement novatrice et en a fait le centre de sa recherche artistique.
Ces portraits convoquent pour leur réalisation la photographie et la mosaïque ; ils sont soutenus par une technique sophistiquée dans laquelle les deux médiums s’interpénètrent de manière unique, chaque série correspondant à une façon différente de traiter le portrait.
À l’énoncé de ces mots, portrait, photographie, mosaïque, des images et des noms surgissent immédiatement à l’esprit de tous. Les portraits en mosaïque présentés au Musée Archéologique National de Naples en Italie, ceux de l’époque byzantine que l’on voit sur les murs des monuments de Ravenne, les mosaïques de Gaudí et tellement d’autres.
Pourtant, en découvrant les œuvres de Clément Mitéran nos certitudes sont ébranlées. On est devant des œuvres, belles, esthétiques, où tout est évanescence, dégradés, nuances de gris et de blancs jusqu’à l’or blanc, parfois à la limite d’un monochrome ou bien avec quelques couleurs choisies dans une palette de teintes brûlées qui se diluent en nuances douces et délavées ; un certain flou, des personnages aux limites imprécises, qui baignent dans une ambiance intemporelle.
Les Figures de la mythologie moderne et contemporaine
L’artiste présente ici trois portraits de cette série, celui de Charles Baudelaire, celui de Gilles Deleuze et celui de Michel Houellebecq. Ce sont des portraits de facture classique, réalisés en marbre et smalti. Le style est très pictural, les personnages mis en scène de manière réaliste, debout pour Baudelaire, assis dans un fauteuil pour Houellebecq et en gros plan pour Deleuze. Le regard du spectateur oscille entre un point de vue résolument figuratif et une lecture plus globale de l’œuvre où matière, texture et composition prennent le pas. Grâce à la réflexion et la réfraction de la lumière sur les différents plans des tesselles, les traits des personnages acquièrent des formes abstraites.
Pour faire le portrait de Michel Houellebecq, réalisé en 2015 et point d’orgue de cette recherche, Mitéran a rencontré l’écrivain et pris les clichés préliminaires à la réalisation de la mosaïque. Le travail a nécessité environ quatre mois. « Si je décide de consacrer autant de temps à une technique aussi complexe, c’est que je pense qu’aucun autre médium ne peut permettre d’associer autant d’éléments avec une telle liberté. Et que le résultat en vaut la peine » explique l’artiste. En s’engageant dans une voie qui réinvente le genre historique du portrait pour le dépoussiérer, Clément Mitéran va peut-être rassurer Michel Houellebecq qui constatait la disparition progressive du portrait dans l’art qui selon lui devait beaucoup aux critiques ayant manifesté un ennui pour ce genre canonique.
Les personnages dont Mitéran fait le portrait sont des figures mythiques de la culture moderne et actuelle. L’artiste poursuit dans son atelier cette série avec une recherche autour de personnalités de l’art, un travail de construction d’une mythologie fondatrice pour notre société.
Les Figurations anonymes
L’exposition dévoile une trentaine de portraits de Figurations anonymes. Mitéran a abordé cette nouvelle étape de sa recherche en 2015. Il supprime le tirage sur papier et lui substitue un tirage directement sur la mosaïque. La surface des smalti vénitiens blancs ou des tesselles d’or blanc est au préalable rendue photosensible. Un instant fugace se trouve emprisonné sur une surface potentiellement éternelle. Le dialogue entre l’instantanéité de la photographie et la durabilité de la mosaïque s’installe.
Le portrait se retrouve imprimé sur un support fragmenté. Ce type de support peut surprendre, voire paraître impropre à l’impression d’un portrait, mais c’est en réalité lui qui donne à l’œuvre sa vigueur, sa force. Les traits des visages dessinent ici encore des formes abstraites.
En réunissant mosaïque et photographie dans ses créations, Mitéran oppose l’effacement de la photographie à la permanence de la mosaïque. Un art, qui incarne l’éternité par excellence (« La mosaïque est la vraie peinture pour l’éternité » pour reprendre les célèbres propos de Ghirlandaio), un autre dont l’essence est de capter l’instantanéité, de figer l’instant. L’un durable et fixé de manière irrémédiable, l’autre éphémère et périssable. Deux médiums qui pourraient sembler étrangers l’un à l’autre mais qui peuvent être rapprochés car l’un et l’autre sont révélés par la lumière. S’il est en effet évident pour tous que la lumière est liée à la photographie, il faut aussi se souvenir de l’inscription écrite dans la chapelle byzantine de l’archevêché de Ravenne, Aut lux hic nata est aut capta hic libera régnât que l’on peut traduire par « Soit la lumière est née ici, soit elle a été capturée, elle règne ici libre ».
Les Figurations anonymes mettent en scène des artistes qui utilisent le médium de la mosaïque, hommes et femmes de différentes générations, originaires de différents pays et que Clément Mitéran a côtoyés. L’artiste a lui-même photographié les mosaïstes, leur imposant une position frontale et inexpressive, comme on peut le voir pour les photos d’identité.
Monstre (les monstres), Spectre (les spectres), Trace (les traces), Simulacre (les simulacres) et Lintoleum défilent devant le spectateur. Ainsi Lintoleum figure le portrait de l’artiste polonaise Matylda Tracewska ; il est réalisé en Opus reticulatum avec un jeu subtil de tesselles dont les variations dessinent le visage. Dans Simulacrum V, l’artiste a fait le portrait de l’artiste japonaise Takako Hirai. Il a choisi une surface en smalti vénitiens d’or blanc qui évoque le trésor artistique que l’artiste est en train de bâtir, en contradiction avec sa situation sociale fragile, sacrifiant sa vie personnelle pour se consacrer à son œuvre et vivre en Italie. Les Scarti mettent en scène Aude Fourrier et Sara Vasini et sont réalisés avec des matériaux de récupération en écho à leur travail. Dans Trace I, qui fait le portrait de Felice Nittolo, la pose des tesselles est d’inspiration byzantine.
Parfois, on a l’impression fugitive de reconnaître une personne, mais sa réalité s’éloigne, on ne devine plus que quelques traits et dans Monstre II par exemple, le portait est monstrueux puisque le haut du visage est celui de l’un des membres du collectif CaCO3 associé à la barbe d’un autre membre du même collectif.
Dans cette série des Monstre le spectateur croit voir des visages reconnaissables quand il s’agit de photomontages, de fictions. Clément Mitéran évoque le statut de ces artistes dans la société contemporaine : ce n’est pas un travail de célébration.
Les artistes sont rendus anonymes par le choix du type d’impression. À terme, le dessin de la photo s’effacera, le portrait disparaîtra et seule la mosaïque restera. Ce qui émergera de ces portraits, c’est la spécificité de l’œuvre de chaque artiste, son identité artistique. L’artiste ne célèbre pas ses confrères mosaïstes mais il leur rend hommage. Il les représente tels qu’ils sont dans la société, dans le monde actuel de la culture, invisibles, dissous dans une réalité contemporaine, dans l’anonymat.
Les Consecratio/abolitio nominis
Dix-huit portraits sont présentés dans le cadre de cette troisième série. La Rome antique désignait par abolitio nominis – expression que l’on peut traduire par suppression du nom – un ensemble de condamnations à l’oubli prononcées post mortem. Par extension, l’expression est utilisée pour toute condamnation post mortem et désigne une pratique systématique d’annulation : destruction, décapitation, resculpture de statues, suppression des noms sur les inscriptions, sur les pièces de monnaie, bûchers de livres, de portraits… L’exemple le plus ancien est celui de d’Érostrate, incendiaire du temple d’Artémis. Sa seule motivation était de devenir célèbre. Les éphésiens l’ont condamné à ne plus voir son nom prononcé. Et c’est à cause d’un historien qui a mentionné son nom qu’il est encore connu de nos jours. La relecture historique de son geste le cite comme le premier terroriste. Les empereurs romains effaçaient fréquemment le nom de leur prédécesseur. Cependant, dans leur zèle à éliminer certaines personnalités publiques, les Romains ont, par inadvertance, préservé et renforcé les mythes d’un grand nombre de celles qu’ils avaient damnées. Les personnalités effacées faisaient même parfois figures de martyrs. Lorsque les statues étaient simplement enterrées au lieu d’être détruites ou brûlées, elles ont pu être redécouvertes lors de fouilles ultérieures.
Dans la Basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf, à Ravenne, des personnages ont eux aussi été effacés des mosaïques. Durant la période de l’iconoclasme dans l’empire byzantin (726-843) on a assisté à une destruction délibérée d’images de type figuratif pour des motifs religieux et politiques. On retrouve la même volonté dans les mosaïques recouvertes de Sainte Sophie. À la Renaissance, on peut citer parmi les damnatio memoriae, le recouvrement du portrait du doge de Venise Marino Faliero, des membres de la famille Pazzi à Florence, de Jan Hus… Le monde moderne utilise aujourd’hui encore ces pratiques à travers le négationnisme des génocides. La décapitation de la statue de l’impératrice Joséphine en 1991, à Fort-de-France en Martinique, le déboulonnage des statues, la « cancel culture » : il existe de nombreuses modalités d’effacement. On se demande aujourd’hui lors d’attentats si le nom des terroristes devrait ne pas être cité, pour ne pas participer à une glorification de martyrs. Tout se situerait entre consecratio et damnatio, et ces allers-retours se retrouvent dans l’œuvre de Mitéran.
La technique qu’il a mis au point pour la réalisation des Consecratio/Abolitio nominis est complexe et nécessite plusieurs opérations successives. Elle repose sur l’impression d’une image sur une surface. Cette surface est soit une plaque de marbre (l’œuvre finale apparaît sans cadre), soit une surface en mosaïque réalisée par l’artiste (l’œuvre finale est alors présentée entourée d’un cadre noir) ; c’est alors une mosaïque de facture « classique », avec un joint noir époxy, à l’andamento qui diffère d’une mosaïque à l’autre et qui appelle une étape de ponçage. L’image imprimée est réalisée grâce à un logiciel de retouche et de traitement de photographies numériques. Elle est obtenue par la superposition de deux images, la photographie originale en couleur du sujet et celle de la Figuration anonyme qui lui correspond. L’artiste retravaille l’impression.
Une fois l’image imprimée sur la surface choisie, l’artiste intervient en tant que mosaïste, non pas de manière systématique, mais de façon différente pour chaque œuvre, en écho avec le sujet de l’œuvre. Il ne s’agit pas d’une retouche de la surface mais d’un véritable repentir, un travail beaucoup plus important et motivé par des raisons esthétiques. L’artiste laisse volontairement visible, voire met en évidence le repentir pour en faire le motif central de sa mosaïque. Il s’agit d’une altération de l’œuvre. Au spectateur de déceler l’intentionnalité de l’artiste à travers ce repentir.
L’artiste évoque par ce geste, l’idée de restauration ; la restauration des mosaïques devenue une évidente nécessité mais dont le coût est sans rapport avec le faible investissement accordé à la mosaïque contemporaine. Les interventions de Mitéran sur les mosaïques sont de natures diverses : restauration en blanc, lignes de tesselles en Opus tesselatum, insertion de chaux de restauration, Opus vermiculatum, nouveaux visages, masque monochrome,intervention en noir et blanc qui renvoie à une iconographie mortuaire. Il peut aussi intervenir en mosaïque sur la plaque de marbre comme il le fait avec Kintsugi où il transpose la méthode de réparation des céramiques en utilisant des tesselles d’or.
Ricoperto esquisse les recherches futures de l’artiste.
La première série, celle des Figures de la mythologie moderne et contemporaine, illustre la consécration, l’apothéose, la gloire et les hommages rendus à des artistes reconnus comme des figures mythiques de notre société. L’homme est capable d’aller jusqu’à la divinisation des artistes qu’il choisit de sanctifier.
Au fil des deux séries suivantes, on assiste en premier lieu à une invisibilisation des personnages portraiturés, puis à une tension entre la consécration et l’oubli. Que nous dit l’artiste ? Il nous questionne, nous parle de mosaïque contemporaine, de ses acteurs : c’est là le but de ce corpus d’œuvres. Il nous dit que les mosaïstes contemporains sont « les invisibles » de l’art : par la profonde inégalité territoriale qu’ils subissent car ils sont loin de rentrer dans les grandes galeries, les grands musées nationaux, par le manque de considération des universitaires, des médias de référence et des critiques d’art. L’artiste dénonce leur condition précaire et anonyme. C’est un cri d’alarme, un cri silencieux que l’artiste exprime par l’effacement programmé des visages. Resteront-ils à tout jamais anonymes ? Ou bien ceux que l’on veut oublier ne resurgiront-ils pas dans le futur, à l’image des empereurs romains frappés d’abolitio nominis par leurs successeurs ?
Quand la photographie disparaîtra, le visage du mosaïste s’évanouira. Il ne restera alors que la mosaïque, celle-la même que l’artiste aura inventée. Le caractère durable de la mosaïque permet d’envisager son historicisation et celle de ses artistes. Le monde actuel de la culture refuse aux mosaïstes la notoriété de leur nom. Mais à l’image des personnages de l’histoire victimes d’abolitio nominis, l’histoire pourrait bien, au vu de la qualité de leurs œuvres, les réhabiliter et, comme ce fut le cas pour Érostrate, rendre leurs noms célèbres.
Clément Mitéran présente ici un ensemble d’œuvres qu’il va poursuivre et qui soulèvent nombre d’interrogations. Quel mystère cache l’opposition entre photographie éphémère et mosaïque éternelle ? L’art du portrait appartient-il à la réalité ou à la fiction ? Le portrait est un travail sur l’identité, il affirme un statut, une existence : par son travail, Mitéran nous interroge sur le statut de l’artiste dans le monde actuel. Le débat sur le statut de l’artiste sous-tend ces œuvres. Qui est le mosaïste contemporain ? Doit-il s’effacer derrière son œuvre ? Ne devient-il pas alors un simple exécutant de son œuvre ? Le mosaïste disparaîtra derrière son travail : son visage s’évanouira mais son identité musive restera reconnaissable. L’histoire peut-être retiendra son nom.
En choisissant de travailler sur le portrait, l’artiste s’interroge sur notre société. Il met l’accent sur la distorsion entre l’absence de véritables portraits et la multitude banale des selfies qui envahissent smartphones et réseaux sociaux. Ceux-là ne disent rien de leur auteur, ni de leur sujet. Mitéran, lui, a choisi de réaliser des portraits avec une technique caractérisée par une mise en œuvre d’une extrême lenteur et qui révèle la part intime de chaque artiste, son identité artistique. Il appartient au monde restreint des jeunes artistes qui donnent à la mosaïque une valeur inestimable et un avenir renouvelé.
Texte du catalogue de l’exposition Rappresentazione anonima au Musée Nationale de Ravenne (Italie) 2017.
Par Emanuela Fiori
S’il suffisait, pour rendre compte de cette exposition, de retracer le parcours artistique de Clément Mitéran, en soulignant son jeune age – il est né en 1984 – nous pourrions être portés à schématiser les fondamentaux de son parcours artistique à travers certaines étapes essentielles telles que ses études de philosophie, l’attraction pour la pratique de la mosaïque et une forte volonté de recherche. Cela serait somme toute assez simpliste et réducteur car les œuvres présentées à l’occasion de cette exposition mettent en scène une histoire plus complexe, qui au-delà de la simple représentation en mosaïque, laissent émerger le thème de l’identité.
Le genre du portrait, pratiqué par l’artiste depuis presque une décennie, est exprimé à travers un langage moins pictural et réaliste que dans ses précédentes œuvres, en dépit de la trompeuse réalité qu’inspire l’image photographique. Sa ré-énonciation en mosaïque invente une nouvelle grammaire expressive et « irrégulière » dans laquelle la matière âpre des tesselles catalyse volontairement l’hétérogénéité et les erreurs présentes dans les photographies, réfracte la lumière et transforme les traits en formes abstraites.
Devant nos yeux, sans continuité, se succèdent des portraits, des visages plus ou moins reconnaissables, photographiés et tirés sur une surface inusuelle, sur un support « inadapté » et fragmenté. Dans ces œuvres la focale et le contraste évoluent, tandis que la pose « frontale » reste volontairement inexpressive. Les Monstre, aux visages apparemment identifiables, sont réalisés par photomontage, quand les Spectres, partant de personnes réelles, sont rendus méconnaissables, anonymes.
Ce jeu entre réalité et fiction, entre signifié et signifiant, qui est peut-être la recherche d’une figure rhétorique, semble être le but de cette galerie de physionomies qui nous capture et nous mène dans un monde suspendu et à part, un « non-monde ». Et pourtant ces visages déclarent une appartenance et racontent les histoires, les destins de ceux qui ont fait de le choix de la mosaïque comme étant celui de leur propre langage artistique. Si l’objectif de Clément Mitéran était celui de représenter avec une sérieuse ironie ses « compagnons de voyage » mosaïstes, en allant outre la surface de la photographie pour essayer de définir leur rôle, de sonder l’espace concédé à la pratique de la mosaïque dans le monde contemporain, l’objectif est atteint. Le medium employé fût, comme toujours lorsqu’il s’agit d’art, l’usage de la matière en rapport étroit avec la technique. En l’espèce le rapport matière/technique est doublement important puisque l’artiste contamine, subordonne même la technique de la photographie à une matière, celle de la mosaïque, qui ne lui est pas analogue.
Ce qui pourrait sembler être une expérimentation artistique, aboutissant à un heureux et insolite résultat esthétique et formel, a des enjeux plus profonds et articulés. Il ne s’agit pas seulement d’un exercice de réécriture d’un langage cultivé, semblable aux reformulations d’images emblématiques du Pop Art des années soixante.
Andy Warhol reportait par sérigraphies les photographies des icônes médiatiques de l’époque pour les « corriger » ensuite en peinture, les transformant en multiples toujours différents. La sérigraphie était une technique de reproduction de l’émulsion photographique et la couleur ensuite ajoutée visait à s’emparer mentalement de l’image pour la transformer en objet de série, privé de toute intensité dramatique.
Dans notre cas cependant, le rapport entre photographie et mosaïque apparaît comme une rencontre entre deux éléments étrangers l’un à l’autre aussi bien matériellement qu’intellectuellement : une technique périssable, destinée à capter l’instant fuyant est déclinée sur la mosaïque, elle-même technique la moins sujette à dégradation, expression de l’éternité par excellence. Inévitablement l’on perçoit la différence entre la mosaïque d’une part, qui use d’un matériau durable pour exprimer le symbolique, et la photographie d’autre part, fixée sur plaques de verre, puis sur papier et désormais sur support numérique, donc sur des supports immatériels ou destinés à disparaître, pour fixer l’éphémère.
Ce contraste, cet oxymore révèle que le parcours créé par Clément Mitéran est hérissé de nombre d’obstacles et de difficultés, sous une apparence simple et plaisante.
L’on pourrait s’arrêter à une lecture formelle des œuvres et regarder avec attention les effets produits par cette fascinante contamination de techniques. À l’heure des chromatismes parfaits produits numériquement, retrouver la mémoire des premiers daguerréotypes, l’argentique, le blanc jamais parfaitement blanc, l’absence d’expressivité des poses, la dégradation du temps, le portrait qui se transforme en fantôme. Se rappeler également des photographies d’identité en noir et blanc réalisées en studio, encore en vogue au début des années soixante, et parfois soumise au macabre rituel des « retouches » qui les rapprochaient des photographies mortuaires. Sans toujours franchir un autre stade de compréhension, l’on pourrait encore chercher à deviner l’identité des sujets, chercher des ressemblances. Mais l’artiste nous demande autre chose. Il nous invite à poursuivre notre analyse et à dévoiler le mystère que cache l’opposition entre photographie éphémère et mosaïque « éternelle ». Nous avons déjà vu que ces photographies, dont les sujets sont rendus indistincts par la technique et la mosaïque elle-même, portraiturent des mosaïstes. Ceux-ci sont d’âge variable, de diverses nationalités, ont des parcours artistiques qui se sont croisés, rapprochés et éloignés, mais ils ont en commun d’avoir fait de la mosaïque leur langage artistique ; une technique peut-être trop antique pour trouver place dans le présent.
Pourquoi définir comme « anonymes » les portraits réalisés par Clément Mitéran, quand on reconnaît les physionomies des mosaïstes du groupe Caco3, de Matylda Tracewska, de Marco De Luca ou encore de Felice Nittolo ? Car l’image de leurs visages s’évanouira avec la dégradation de la photographie. Ne restera alors que la mosaïque, le langage artistique qu’ils se sont choisi comme mémoire de leur individualité, apparaissant la plupart du temps au second plan de la technique même.
Émergent encore des références à l’antique débat sur le manuel et le conceptuel dans la pratique de la mosaïque. Le mosaïste disparaît derrière son propre travail, ses deux âmes de concepteur et d’exécuteur se fondent en une œuvre qui peine peut-être à être reconnue comme telle. Qui est le mosaïste contemporain ? Son identité est-elle reconnue ou méconnue ? Sa présence dans le monde de l’art contemporain est elle évidente ou peine-t-elle à émerger ? Son travail artistique lui survivra-t-il ? Les travaux de Clément Mitéran poussent à ces interrogations et suggèrent une réflexion sur la démarche artistique centrée sur l’aspect de la matière que révèlent ces images : formats différents, matériaux luxueux ou simplement précieux, dégradés, contrastes et évanescences. Ces éléments définis supportent les photographies de personnes existantes comme dans le triptyque Giornate ou le duo Trace, ainsi que les photomontages qui composent les Monstre. Ce seul titre réunit les portraits consanguins et nous en donne la clé interprétative. Sans place laissée au hasard, mais sur un certain sentier poétique ; une poésie ironique mais aussi agressive derrière l’apparente quiétude de froids chromatismes.
Le portrait est un symbole, une énonciation, une déclaration de présence, l’affirmation d’un status et d’une existence. Dans Rappresentazione anonima de Clément Mitéran, le portrait devient la métaphore paradoxale d’une position fragile, la dénonciation voilée d’une condition identitaire précaire que soulignent les Simulacrum, à travers l’usage du précieux or blanc, ironique représentation d’un découragement, d’une renonciation à créer une œuvre artistique.